CAPSULES HISTORIQUES
Les forgerons Juneau marquent l’histoire de Saint-Césaire
Trois générations de forgerons Juneau se sont succédé à Saint-Césaire : Joseph, Émile et Marcel. Plus de trois quarts de siècle d’histoire à travers laquelle passent les grandes transformations de l’un des plus vieux métiers du monde en l’un des plus beaux métiers d’art. Fils de Michel Juineau, lui-même forgeron à Saint-Augustin-de-Desmaures jusqu’en 1857, avant de venir s’établir à Montréal, Joseph Juneau arrive à Saint-Césaire vers 1897. À 42 ans, Joseph Juneau a déjà plusieurs années d’expérience comme forgeron quand il installe sa famille (12 enfants) et sa forge dans une maison du bas de la côte de la rue Union, près du vieux pont de fer, là où passait l’ancienne route reliant Montréal aux villages des Cantons de l’Est. En ce temps-là, le forgeron est l’homme à tout… fer indispensable dans le village : On a recours à lui pour faire ou réparer les instruments. Pour le ferrage des chevaux et le cerclage des roues de charrette. Pour l’outillage à main nécessaire aux travaux des champs et du jardin, la faux, la houe, la fourche, la bêche, le râteau... Pour les outils de la maison, la crémaillère, le tisonnier, les crochets de portes, les pentures, les grilles… La forge est un lieu de passage obligé. Même si l’atelier du forgeron, avec ses murs noircis de fumée et ses lourdes pièces d’équipement (le foyer rempli de charbons ardents attisés par son grand soufflet, l’enclume, la cuve pleine d’eau pour refroidir le fer en feu…), paraît peu invitant à première vue, c’est pourtant ici que les hommes prennent plaisir à s’attarder et à socialiser dans ces années-là. On y échange les dernières nouvelles sur tout un chacun, sur la politique et sur le temps qu’il fait, sur le temps qui change... «Il y régnait, raconte l’écrivain Pierre Caron, une odeur de charbon, de ferraille et de terre, et on y revenait toujours un peu taché de suie, mais de bonne humeur, car le forgeron était un personnage rayonnant qui besognait gaiement. Il travaillait de son corps, il travaillait de ses mains, et on enviait à la fois sa force et son indépendance. » L’avènement
de la mécanisation et de la voiture au début du 20e
siècle conduiront peu à peu le cheval de trait et de
carriole au chômage, ce qui obligera le forgeron à
s’ajuster aux nouvelles réalités sociales. Émile
Juneau prend la relève de son père dans ce contexte-là.
Voici ce qu’il confie, en décembre 1944, à un
journaliste, qui lui demande ses impressions sur les changements dans
l’exercice de son métier : «Savez-vous,
j’aime mon travail actuel, mais je regrette l’ancien
temps, quand les cultivateurs et d’autres personnes venaient
apporter divers travaux et faire la causette. À cette époque,
les affaires n’allaient pas aussi vite que maintenant.
Aujourd’hui, mes clients veulent que leurs commandes soient
exécutées immédiatement et comme la majorité
d’entre eux me sont étrangers, je ne puis me lancer dans
ces petites causeries intéressantes et intimes, comme par le
passé. Pourtant, les personnes pour lesquelles je travaille
sont aimables et ma besogne m’occupe depuis l’aube
jusqu’à une heure avancée de la nuit, ce qui fait
qu’en somme, c’est peut-être aussi bien que mes
vieux amis ne viennent pas si souvent, car mes commandes seraient en
retard et je perdrais des clients. »
Marcel Juneau se souvient, alors qu’il était enfant, d’avoir vu son père, Émile, forger avec son grand-père, Joseph. Il se rappelle aussi de l’anecdote qui amène son père à passer progressivement du métier de forgeron à celui de ferronnier d’art. «Un jour, le notaire Dussault, de Saint-Césaire, vient voir mon père pour lui commander une girouette, qu’il voulait installer sur le toit de sa belle maison, qui, soit dit en passant, a déjà servi à cacher Louis-Joseph Papineau. C’était la première fois que quelqu’un demandait à mon père de faire autres choses que des fers à cheval ou des outils. Il en a parlé longtemps, mon père, et ça doit être à ce moment-là qu’il a trouvé son deuxième souffle. À partir de ce jour, il s’est mis à produire pour les notables du village. Plus tard, les usagers de la route numéro 1 sont venus s’ajouter à la clientèle locale. Dans les premiers temps, la clientèle d’étrangers était surtout composée d’Anglais de Montréal, qui passaient par chez nous pour se rendre dans leurs propriétés autour des lacs des Cantons de l’Est. Ils descendaient de leurs belles grosses voitures, toutes bien lavées, pour faire provision de pain frais à la boulangerie, pour prendre un bon repas au Bon Vieux Temps et pour passer des commandes à la forge. » Marcel Juneau commence à apprendre son métier à l’âge de 16 ans. «Mon travail dans ce temps-là consistait surtout à courir les casses pour ramasser des pièces d’autos pour recycler le fer. En somme, j’apportais la matière première à mon père. Il m’a fallu patienter un an avant de pouvoir forger. Je me souviens d’avoir travaillé sur un gros contrat : des fanaux pour la cathédrale de Moncton. C’est cette importante commande qui décida mon père à se lancer exclusivement dans le fer forgé, qu’il appelait alors le fer ornemental. Il était l’un des premiers forgerons à être équipé de soudure autogène… En 1942, j’ai fait avec lui l’exposition de Saint-Hyacinthe et celle de Québec. Nous étions montés en train avec tout notre équipement, le soufflet, l’enclume et tout et tout, pour travailler sur place… J’essayais de le pousser à grossir son affaire. Chaque fois, il me faisait la même réponse : «Quand tu seras à ton compte, tu feras ce que tu voudras, mais, en attendant, c’est mon affaire et je ne veux pas avoir de dettes. » Marcel a 21 ans, à la mort de son père. «Comme j’étais le seul à travailler avec lui (55 heures par semaine, 3,50$ par semaine, logé, nourri et blanchi), j’ai tout naturellement repris l’affaire, mes frères et sœurs me cédant leurs droits sur la boutique, l’enclume (celle du grand-père), le feu de forge et les outils de forgeron. M’appuyant sur l’expérience acquise avec mon père et sur mes lectures de quelques rares bouquins trouvés à l’École technique et dans la bibliothèque de l’École du meuble de Jean-Marie Gauvreau, je produisais des objets fonctionnels (ornements de foyer, lanternes, jardinières, cendriers…), très populaires auprès de la clientèle anglaise. Vite, des curés s’ajoutent aux clients anglais, et ça fait boule de neige. Mais les revenus de la forge ne suffisaient pas à me faire vivre, moi et mon apprenti, alors je me suis lancé dans le commerce des antiquités, en me spécialisant dans les corbillards. Plus particulièrement, les corbillards blancs pour enfants. J’ai dû en acheter et en revendre une bonne vingtaine. Le plus beau que j’ai trouvé était tout sculpté en pin, orné d’anges à grosse bedaine et d’un petit Saint-Jean-Baptiste. Je l’avais payé 50 $ et revendu 450 $ à Paul Gouin, qui, lui, le revendait encore beaucoup plus cher aux Américains. Le marché des antiquités et, plus spécialement, des corbillards, m’a permis de maintenir et de faire progresser la forge pendant une quinzaine d’années. Et, surtout, de déménager la forge pour l’installer sur le nouveau tronçon de la route numéro 1 (aujourd’hui, la 112) et ainsi de conserver une place stratégique sur un chemin très passant. » «À la Vieille Forge» logera désormais dans une belle grande maison, de «style canadien» comme on disait encore dans les années 1950, et prendra de l’expansion. L’atelier du bas mesure 110 pieds sur 60 pieds, avec trois feux de forge et tout l’outillage nécessaire, enclumes, postes de soudure… Au rez-de-chaussée, il y a deux salles d’exposition de 40 pieds sur 60 pieds. L’entreprise ne renie pas pour autant sa mission artistique. Peu après l’inauguration de la nouvelle forge, un journaliste fera ce commentaire : «Il n’a pas cherché à transformer «À la Vieille Forge» en une fabrique d’objets en série ni à remplacer les mains habiles par la machine. Les cendriers, les lampadaires, les chenets, les chandeliers et même les meubles de salle à manger et de jardins sont frappés sur l’enclume et les méthodes sont toujours celles que le père a inculquées à son fils. » La ferronnerie d’art connaît des sommets de popularité au lendemain de la Révolution tranquille. On vient de partout au Québec pour se procurer les créations d’«À la Vieille Forge» de Saint-Césaire et Marcel Juneau ne manque pas de participer à toutes les grandes expositions du Salon des artisans et du Salon des métiers d’art partout où elles se tiennent sur le territoire québécois. Invité par le club Richelieu, de Granby, à parler de son métier, il explique que «dans la ferronnerie d’art, il ne faut pas seulement se fier aux apparences. À la vue d’un objet en fer forgé, un profane ne peut pas s’imaginer les heures de travail qu’il a demandées. Premièrement, il a fallu que le modèle soit dessiné; puis, étudié pour sa réalisation. Deuxièmement, il a fallu qu’il soit exécuté : cela comprend le martelage de chaque barre de fer, le modelage d’une feuille, la formation d’une rosace et l’assemblage des pièces. Troisièmement, que l’article passe au polissage, c’est-à-dire qu’il reçoive son apparence définitive de vieil argent. L’article terminé passera une autre fois à l’inspection avant d’être livré au client. » Le
journaliste Réal Carrier écrira : «Dans ses
œuvres, Marcel Juneau s’en tient à la décoration
intérieure. C’est à peu près exclusivement
aux formes géométriques que le guide son inspiration,
laquelle tout en restant dans une noble sobriété, sait
éviter l’écueil de la sécheresse, de la
frigidité, en donnant un peu de douceur à son œuvre.
Pour le fer forgé, comme pour l’artisanat en général
d’ailleurs, ce ne sont pas les formules toutes faites et
routinières qui conduisent au succès. Il faut innover,
renouveler les thèmes et les formules. La technique de ce
métier d’art ne consiste pas simplement à
assembler des bouts de fer de différentes longueurs bout à
bout ou à angles disparates, soit par des rivets ou de la
soudure. L’art véritable réside plutôt dans
la façon de battre le fer, de l’étirer, de le
travailler, de le modeler pour obtenir des formes où
l’intelligence et le bon goût ont tenu plus de place que
la force musculaire. » En 1976, pour raison de santé, Marcel Juneau devra prendre sa retraite prématurément et vendre «À la Vieille Forge». Depuis, le bâtiment n’a pas tellement changé d’allure à l’extérieur, mais, à l’intérieur, il y a déjà plus de quarante ans qu’aucun forgeron n’y fait «chanter» une enclume. Pierre Vincent ©Société d’histoire et de généalogie des Quatre Lieux |
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